Un printemps russe
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Nous avons pris la décision d’annuler le concert du vendredi 18 mars. Le concert du vendredi 25 mars est maintenu et le nom du chef d’orchestre qui dirigera ce concert sera communiqué prochainement. Lire le communiqué
Deux concerts exceptionnels, les 18 et 25 mars, rendent un bel hommage au « siècle rouge ». On sait la passion de Tugan Sokhiev pour le répertoire de son pays natal. Le directeur musical de l’OnCT s’est imposé comme un interprète majeur des œuvres de Chostakovitch, Prokofiev ou Khatchatourian. Avec l’Orchestre, il enregistre une intégrale des symphonies de Chostakovitch largement remarquée et récompensée par la presse internationale. Du Cuirassé Potemkine à la Symphonie « Leningrad » de Chostakovitch, retour sur un siècle de passions politiques et musicales.
Révolutions politiques, modernités musicales
Lorsqu’en 1917, la Révolution bolchévique éclate, le fond de l’air est rouge depuis bien longtemps en Russie. Dès le début du XXe siècle, artistes et interprètes ont adressé au pouvoir tsariste des mises en garde régulières, comme dans Le Coq d’or, ultime opéra de Rimski-Korsakov (1909), qui voit un tsar avide et paresseux renversé par un oiseau magique. En parallèle, hors des frontières de Russie, une génération se forme à Paris, au sein des Ballets russes, dirigés par Serge Diaghilev. Dans la capitale française, qui est alors l’un des phares de la modernité européenne, chorégraphes, danseurs, compositeurs viennent témoigner de l’extraordinaire vitalité de la création russe. En juin 1910, Igor Stravinsky y fait ses premières armes avec L’Oiseau de feu, un ballet féérique tiré d’un conte traditionnel. Un an plus tard, le jeune compositeur russe revient au folklore de son pays natal avec Petrouchka (interprété le 25 mars sous la direction de Tugan Sokhiev). Il y invente les déboires d’un héros-marionnette, « éternel et malheureux héros de toutes les foires, de tous les pays ». L’univers du mardi-gras, les aventures de Petrouchka, amoureux d’une ballerine mais vaincu par le maure, les fanfares populaires et danses folkloriques donnent à l’œuvre un ton joyeux et décalé. Petrouchka fonctionne par collages ou « objets trouvés ». Stravinsky associe des chansons russes et françaises, des mélodies populaires, le souvenir de valses viennoises. Neuf ans plus tard, le compositeur approfondit cette voie avec Pulcinella, nouvelle commande des Ballets russes, qui rompt avec la « veine russe ». Stravinsky emprunte, pastiche, imite l’écriture des compositeurs italiens du XVIIIe siècle (parmi lesquels Pergolèse). Cet hommage décalé inscrit désormais le musicien dans le courant du néoclassicisme (ou de la nouvelle modernité).
« Pulcinella était ma découverte du passé, l’événement à travers lequel toute mon œuvre tardive allait être rendue possible. C’était, il est vrai, un regard en arrière – la première d’une série de d’histoires d’amour regardant dans cette direction – mais c’était, en même temps, un regard dans le miroir. »
Stravinsky
Pour le compositeur russe, l’œuvre entérine aussi sa rupture avec son pays natal devenu désormais soviétique : « J’avoue donc que je suis complètement insensible au prestige de la Révolution. Tous les bruits qu’elle peut faire n’éveillent en moi aucun écho. Car la Révolution est une chose et la Nouveauté en est une autre. » De fait, en 1917, la Russie avait basculé. En février, le régime tsariste à bout de souffle, éprouvé par le premier conflit mondial, est renversé et remplacé par le pouvoir soviétique. La jeune nation trouve dans la musique et dans le cinéma deux arts susceptibles de mobiliser des foules illettrées. Désireux de favoriser l’éclosion d’un art révolutionnaire par sa forme et par son contenu, le pouvoir incite les artistes sans les contraindre, selon le concept des « compagnons de route » développé par Léon Trotski. Les moyens importants accordés au cinéma et à la musique par l’État bolchévique nourrissent d’abord chez les réalisateurs et les compositeurs une créativité intense, dont témoignent les premières œuvres de Chostakovitch. Réalisé en 1925, Le Cuirassé Potemkine (interprété le 12 mars sous la direction de Dimitri Botinis, voir page suivante) peut être considéré comme l’un des aboutissements de cette modernité artistique et politique. En 1905, l’équipage du navire militaire Potemkine s’était mutiné après avoir refusé de la viande avariée tandis que les officiers de rang continuaient à bénéficier de conditions privilégiées. Soutenue par la population, la révolte se mue en révolution, que le pouvoir tsariste réprime par un bain de sang. Œuvre de commande destinée à célébrer les vingt ans de ce premier événement révolutionnaire, Le Cuirassé Potemkine réinvente pourtant la grammaire du cinéma. Eisenstein et ses équipes imaginent l’ancêtre de la caméra mobile. En plaçant celle-ci sur un chariot, ils obtiennent un dynamisme inédit en matière de déplacement des foules.
Cette décennie exceptionnelle, qui avait vu l’émergence d’une génération d’intellectuels et d’artistes en dépit des difficultés et des contradictions du régime, est brutalement entravée par l’arrivée de Staline au pouvoir. Après la violence des Grandes Purges (1934-38), le Second Conflit mondial constitue une nouvelle épreuve pour la population russe. C’est dans ce contexte que Chostakovitch écrit sa Symphonie n° 7 (interprétée le 18 mars sous la direction de Tugan Sokhiev), en hommage au courage de ses compatriotes. En juin 1941, les troupes allemandes avaient envahi l’Union soviétique et constitué un blocus autour de Leningrad. Ce siège de neuf cent jours se révèle un interminable enfer, où un million huit cent mille Soviétiques (dont un tiers de la population restée sur place) perdent la vie.
Profondément lié à Leningrad, où il avait étudié à partir de 1919 et où il résidait, le compositeur avait été évacué en compagnie d’autres artistes dès le début du conflit tout en entamant un nouveau projet symphonique, qu’il termine le 27 décembre. Créée le 5 mars 1942 à Kouïbychev, la Symphonie n° 7 est ensuite redonnée fin mars à Moscou. « Je dédie ma Symphonie n° 7 à la lutte contre le fascisme, à notre commune victoire sur l’ennemi, à ma cité natale de Leningrad », déclare Chostakovitch. Aujourd’hui encore, l’œuvre, qui fut donnée dans la ville assiégée, demeure le symbole bouleversant du sacrifice d’une population entière face au nazisme.
Charlotte Ginot-Slacik