Le violon, côté âme et côté table
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En cinquante ans de carrière, son premier concert ayant lieu quand il avait dix ans, Frank Peter Zimmermann a acquis une réputation d’artiste intègre, raffiné et sensible. Il est aussi un bon vivant, aimant la France pour ses bonnes tables et ses excellents vins ! La large étendue de son répertoire trahit sa propension à la gourmandise. Il sait cependant aussi équilibrer ses programmes afin de toujours déguster les chefs-d’œuvre avec un plaisir renouvelé : c’est le cas du concerto de Beethoven.

Entretien avec Frank Peter Zimmermann
Alors que vous veillez à ne pas jouer trop fréquemment certains « tubes » du répertoire, le concerto de Beethoven semble faire exception. Est-ce bien le cas ?
Oui, car je lui trouve moins l’aspect « panna cotta » ou « crème double » que d’autres, comme celui de Tchaïkovski par exemple. Mais au moment où nous nous parlons, je n’ai pas joué le concerto de Beethoven depuis mon dernier enregistrement avec le Philharmonique de Berlin, en décembre 2019 ! Je reviens donc à lui après une pause de six ans. Comme on ne peut pas jouer de la même façon tout au long de sa vie, je me suis procuré une nouvelle partition de l’œuvre. J’en possède déjà cinq différentes, ainsi que plusieurs matériels d’orchestre, sur lesquels j’indique mes propres coups d’archet et mes dynamiques. Le voyage n’est jamais le même, ce qui me plaît beaucoup !
Ces partitions vous suivent depuis votre tout début de carrière ?
Absolument, ce qui veut dire depuis ma première représentation du concerto de Beethoven avec orchestre, en 1981 ! Depuis, j’ai joué ce concerto plus de 300 fois. Insensé, n’est-ce pas ?
Votre début de carrière avec ce concerto, c’est aussi le jouer devant le grand Nathan Milstein quand vous étiez adolescent. Quel souvenir en gardez-vous ?
C’était un moment très étrange. Il était assez dirigiste. J’avais treize ans, je l’avais entendu en récital la veille, et il m’a demandé de venir jouer pour lui à Cologne, dans son hôtel à côté de la cathédrale. Une chose qui lui a déplu immédiatement, c’est que j’utilisais encore une épaulière : il l’a prise, l’a jetée et m’a dit que je devrais jouer sans ! Il n’arrêtait jamais de travailler. Plus tard, j’ai participé à une master class avec lui à Zurich. En fait, nous sommes restés en contact jusqu’à ses tout derniers jours. Il m’avait donné son violon un moment. L’instrument est depuis tombé entre les mains d’un collectionneur américain, très riche, mais pas musicien. Le violon a beaucoup changé depuis, il ne sonne plus de la même façon, comme si son âme originelle l’avait quitté.
Milstein vous a donc beaucoup influencé tout au long de votre vie de musicien ?
Il m’a beaucoup apporté musicalement : il jouait avec une certaine économie de moyens, sans trop de vibrato, ce que certains ont pu prendre pour de la froideur. Il possédait un vrai talent pour façonner chaque œuvre d’une façon simple, unique. Alors que beaucoup de violonistes de sa génération semblent parfois démodés, Milstein réussit à rester très moderne. Parmi mes influences, je citerais aussi David Oistrakh, bien sûr, même si je ne l’ai pas connu. J’ai en revanche rencontré plusieurs fois Arthur Grumiaux, que j’aime beaucoup. Dans l’ensemble, je trouve que les violonistes ne se côtoient pas assez ! Contrairement aux violoncellistes qui me donnent l’impression de passer leur temps ensemble, les violonistes ont moins naturellement tendance à se rapprocher les uns des autres.
Pendant votre pause avec le concerto de Beethoven, à quelles œuvres vous êtes-vous consacré ?
Je suis toujours curieux d’essayer des choses nouvelles. La saison dernière, j’ai joué les concertos de Respighi, Elgar, Martin, les Rhapsodies de Bartók… En expérimentant, on apprend, et grâce aux idées nouvelles ainsi glanées, on retrouve les classiques avec plus de richesse.
Vous avez déjà joué le concerto de Beethoven sous la direction de Marek Janowski à de nombreuses reprises. Comment vous sentez-vous au moment de le retrouver à Toulouse ? Cherchez-vous à chaque fois de nouvelles pistes d’interprétation ?
Oui ! Et il se montre toujours très ouvert à mes idées. Je le connais depuis si longtemps… C’est l’une de mes plus longues amitiés musicales. Il fait partie des derniers dinosaures de la direction d’orchestre, et a gardé un côté « vieille école », qui est en fait le style avec lequel j’ai grandi. Ma femme a joué dans l’orchestre de l’Opéra de Cologne à la fin des années 80, alors qu’il en était le directeur musical : c’est là que je l’ai rencontré pour la première fois. L’orchestre portait vraiment sa marque, dans Wagner et bien d’autres œuvres. Janowski est un parfait « éducateur » d’orchestre, il sait comment le faire sonner. Un peu comme un excellent entraîneur d’équipe de football, qui apporte de la structure.


Une autre comparaison : associer les bons artistes pour tenter d’obtenir la meilleure interprétation d’une œuvre rappelle aussi l’art subtil de l’accord mets-vins.
C’est vrai ! Et c’est un accord rare, car l’équilibre est aussi très difficile à trouver ! Ajuster son interprétation de Beethoven, un peu plus classique, pas trop romantique, avec le vibrato juste… C’est comme accorder un joli vin blanc avec un poisson amené à la cuisson parfaite, et avec la sauce qui lui ira le mieux.
Vous avez retrouvé l’Orchestre du Capitole l’an passé après une longue période d’absence, et le public toulousain a la chance de vous entendre une nouvelle fois cette année. Les retrouvailles sont donc heureuses ?
Quand je suis revenu l’an dernier, j’ai eu la sensation de revenir au sein d’une famille. L’Orchestre du Capitole est vraiment un orchestre magnifique, tout comme son public, et la ville en elle-même. Je suis aussi un vrai francophile ! Ma femme et moi organisons en effet chaque année un petit Tour de France culinaire, au cours duquel nous passons à Beaune, Carcassonne, Bordeaux… Toulouse en est une étape régulière. J’aime beaucoup cette ville. J’ai été très ému de jouer Brahms la dernière fois, donc quand l’Orchestre a exprimé le désir de m’inviter à nouveau sans attendre, j’ai immédiatement accepté.
Propos recueillis par Mathilde Serraille

concert
Marek Janowski / Frank Peter Zimmermann
Choc de titans à la Halle aux grains ! D’un côté, Marek Janowski, grand spécialiste du répertoire germanique, aussi fin connaisseur des orchestres français pour avoir été longtemps directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Radio France ; de l’autre, Frank Peter Zimmermann, violoniste unanimement respecté, dont la virtuosité n’a d’égale…
Crédits photos
1. Frank Peter Zimmermann © Irene Zandel
2. Le légendaire violoniste Nathan Milstein dans les années 50. Photo d’Alban Paris, Ringve Musikmuseum Trondheim, Norvège. © DR
3. Marek Janowski © Romain Alcaraz