Compositrices : de l’invisibilité à la résurrection
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Un vent nouveau souffle sur les salles de concerts depuis cinq ans : Hélène de Montgeroult, Mel Bonis, Augusta Holmès… Autant de compositrices qui retrouvent le chemin des programmations, après deux cent ans d’oubli.
Depuis les premiers âges de la musique occidentale (Hildegard von Bingen 1098-1179, dont la renommée traversa l’Europe médiévale), les femmes composent. L’Italie baroque leur est favorable : Francesca Caccini (1587-1640), Barbara Strozzi (1619-1679) brillent à l’opéra ou dans le madrigal, et servent les plus illustres dynasties de leur temps. Quant aux dons de Maria Anna « Nannerl » Mozart (1751-1829), ils font l’admiration des têtes couronnées européennes.
Comment dès lors expliquer un si long silence ? Les prénoms de Clara Wieck puis Schumann (1819-1896), de Fanny Mendelssohn (1805-1847) ou d’Alma Mahler (1879-1964) nous sont d’abord parvenus, pour mieux expliquer le génie des « grands hommes » dont elles partagèrent l’existence : Robert Schumann et Gustav Mahler, leurs époux, Félix Mendelssohn, le frère. Peu d’élément en revanche sont parvenus sur le fait que chacune de ces trois figures composèrent, avant d’être éclipsées voire empêchées par Schumann, Mendelssohn et Mahler, unis dans le fait de leur refuser le droit à composer « par elles-mêmes ». « Clara sait bien qu’être mère est là sa principale mission » (Robert Schumann).
Hors de ces trois figures illustres, les exemples abondent, qui montrent qu’au XIXe et XXe siècles, les femmes composèrent sans relâche, avant de disparaître des récits historiques. Ainsi, l’allemande Émilie Mayer (1812-1883), admirée par Liszt, dont les symphonies furent à l’époque jouées dans toute l’Allemagne mais n’ont retrouvé le chemin des salles qu’il y a une dizaine d’années, saisit par la puissance toute romantique de ses œuvres. En France, Hélène de Montgeroult enseigne au tout nouveau Conservatoire de Paris, et sauve sa tête pendant la Révolution française… en improvisant brillamment sur des thèmes de La Marseillaise ! Là encore, il a fallu attendre ces dernières années pour comprendre l’influence décisive de cette musicienne sur les Romantiques allemands, Robert Schumann en tête. Progressivement poussées vers la pédagogie, les compositrices s’imposent dans l’enseignement du piano et les pièces de caractère, tout en rencontrant bien des obstacles pour s’imposer dans les « grandes formes ».
Les choses changent désormais : une nouvelle génération de compositrices investit les scènes contemporaines, d’Olga Neuwirth à Rebecca Saunders, de Claire-Mélanie Sinnhuber à Kaija Saariaho. Leurs parcours incitent à repenser le passé : quid des compositrices de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, alors que triomphe la figure du « génie » ? Quid des interprètes si brillantes que le Conservatoire de Paris au début du XXe siècle mit en place des quotas destinés à empêcher trop de femmes de réussir les concours d’entrée ?
Dirigé par l’ardent Leo Hussain, le concert du 2 avril met à l’honneur toute une génération française : Mel Bonis, Augusta Holmès, Marie Jaëll, Nadia Boulanger incarnent une école flamboyante, où les compositrices parvinrent à conquérir les salles de concerts et les maisons d’opéra.
« Madame Jaëll qui, ayant conquis comme virtuose tous les lauriers qu’une virtuose peut conquérir, aspire aujourd’hui à un brevet de compositeur. Elle est femme, c’est vrai ; mais ce n’est pas à sa musique que son sexe se reconnaîtrait. Quels emportements ! Quelles hardiesses, quelle virilité ! […] Aucune femme n’a jamais montré une telle puissance, une telle énergie, une telle volonté »
Le Journal des débats en 1879
Leur disparition, en revanche, signifie aussi l’invisibilisation de leurs œuvres des programmations symphoniques.
La fondation Bru Zane et l’Orchestre national du Capitole ont réuni leurs forces pour un concert exceptionnel : en compagnie d’un plateau de solistes exceptionnels, le quatuor des compositrices françaises montrera combien leurs œuvres gagneraient à trouver une place régulière, instituée dans les saisons des orchestres.
Charlotte Ginot-Slacik
Pour aller plus loin…
Marina Chiche, Musiciennes de légende, de l’ombre à la lumière, Paris, First, 2021.
Aliette de Laleu, Mozart était une femme, Paris, Seuil, 2022.
Entretien avec Leo Hussain
Dirigé par Leo Hussain, le concert du 2 avril met à l’honneur toute une génération française : Mel Bonis, Augusta Holmès, Marie Jaël, Nadia Boulanger incarnent une école flamboyante, où les compositrices parvinrent à conquérir les salles de concerts et les maisons d’opéra avant de tomber dans un oubli aussi injuste que concerté. Mais les choses changent, et le chef britannique participe à cette résurrection.
Vos liens avec la musique française sont désormais bien connus à Toulouse ! Pour ce concert, c’est un aspect tout à fait spécifique (et émergent) du répertoire que vous allez mettre en valeur, en réunissant des compositrices du XIXe siècle. Comment vous semblent-elles liées à l’École française ?
J’ai longtemps eu l’impression que notre métier conservait un certain snobisme à l’égard de la musique française en général (pensons à cette très longue période pendant laquelle un musicien aussi immense que Berlioz a été quasiment ignoré). Aussi, je suis heureux d’y être associé, à plus forte raison avec un orchestre qui a tant fait ces dernières décennies pour promouvoir la musique française. Mais gardons-nous de tomber dans un piège – les compositrices que nous jouerons ne sont pas « liées à l’École française », elles SONT l’École française ! Leurs œuvres sont tout aussi raffinées, colorées, inventives et puissantes que la plupart des pièces emblématiques de la période.
Quels sont les phénomènes qui ont pu, selon vous, expliquer leur disparition des scènes musicales au fur et à mesure des années, alors qu’elles bénéficiaient d’une aura certaine en leur temps ?
Nous pourrions passer beaucoup de temps à essayer de trouver une réponse moins évidente à cette question que la simple misogynie, mais je pense que c’est vraiment aussi simple que cela… Je sais que la culture en France n’était pas aussi hostile aux femmes que dans d’autres pays européens, mais il est tout de même choquant pour notre sensibilité contemporaine de voir la façon dont les écrivaines, les poétesses et une bonne partie de ces compositrices ont choisi d’utiliser des pseudonymes masculins pour pouvoir publier ou être jouées (pensons à Mélanie Bonis qui changer son nom en « Mel », plus androgyne). En outre, elles ont dû se battre sans cesse pour pouvoir exister artistiquement – ainsi, les œuvres de Bonis sont tombées en disgrâce lorsqu’elle a cessé de faire pression pour qu’elles soient jouées, et Holmes est qualifiée d’ « entrepreneure » (comme si c’était infâmant pour une femme !). Mais, même à leur époque, alors que je ne suis pas certain qu’elles aient été appréciées à leur juste valeur, elles jouissaient d’une réelle reconnaissance. En 1908, il y a eu une polémique lorsque Nadia Boulanger n’a reçu que le deuxième prix du très renommé Prix de Rome. Nos goûts musicaux sont devenus très étroits et particulièrement conservateurs au cours des cent dernières années. Il me semble que les premiers à en souffrir ont été les compositeurs « non traditionnels ». Espérons que, dans la mesure où nous sommes nombreux désormais à tenter d’élargir le répertoire, nous pourrons réparer une telle négligence.
Avez-vous découvert ou connaissiez-vous des œuvres de ce programme ? Et que représente, dans une vie de chef d’orchestre, le fait de contribuer à l’émergence (ou à la résurrection) d’un répertoire ?
Lorsque j’ai commencé à discuter de ce projet avec l’OnCT et la Fondation Bru Zane, je dois avouer que je ne connaissais aucune de ces œuvres. Je connaissais les noms de Boulanger et de Bonis, mais les autres m’étaient totalement inconnus. Néanmoins, j’ai toujours été passionné par le fait de « ressusciter » des pièces tombées dans l’oubli. En tant que musiciens, nous sommes finalement rarement des artistes « créatifs » et le plus souvent des artistes « interprétatifs », qui s’emparent d’œuvres très connues. Le concert devient alors plutôt centré sur l’interprétation que sur l’œuvre elle-même. Avec des œuvres inconnues, l’occasion est bonne de rediriger l’attention sur les intentions du compositeur (ou de la compositrice) et, espérons-le, de faciliter l’entrée d’œuvres qui le méritent dans le répertoire. Je suis très fier, par exemple, du rôle que j’ai joué dans la réhabilitation d’œuvres comme Œdipe d’Enescu ou La Princesse Jaune de Saint-Saëns. Et il existe bien d’autres pièces pour lesquelles j’essaie de faire des choses similaires. Avoir des partenaires comme l’OnCT et Bru Zane rend ce processus tellement plus facile et tellement plus agréable !
Pourriez-vous présenter certains aspects des œuvres, sur le plan de l’écriture, du style, tel que vous les comprenez ?
Si vous me demandiez de présenter des aspects du vin rouge français, la réponse serait forcément très simplifiée, compte tenu de l’immense variété de styles et de goûts qu’il existe en œnologie ! De la même façon, ces œuvres sont très différentes les unes des autres. Une fois posée ce cadre général, je dirais qu’elles partagent tous un certain langage – une forme de raffinement et d’élégance. À mon oreille, les œuvres sont sensiblement « françaises » : elles sont créées avec talent et avec goût, mais leurs influences et leurs messages sont assez variés. Et parce que ces compositrices ont centré leur attention sur la couleur et l’orchestration, leurs univers sonores sont très différents. Par exemple, Ossiane de Marie Jaëll est assez lourd, presque germanique (on entend qu’elle était originaire d’Alsace-Lorraine lorsque celle-ci était allemande). En revanche, les Femmes de légende de Mel Bonis (en particulier « Ophélie » et « Cléopâtre ») sont souples, impressionnistes et délicates. Toutes ces pièces partagent une affinité avec la peinture sonore, avec la création d’ambiances, de couleurs et d’histoires dans la musique. Bien qu’il n’y ait qu’une seule pièce qui possède un récit dramatique (La Sirène de Nadia Boulanger), nous pouvons facilement entendre les « histoires » implicitement contenues dans chacune d’entre elles, ce qui les rend immédiatement attrayantes et passionnantes à écouter.
Cet enjeu des compositrices, qui est l’un des sujets emblématiques de la musique en France actuellement, est-il partagé en Angleterre, votre pays natal ?
Oui absolument, et pas seulement pour ce qui concerne les compositrices, mais aussi les cheffes d’orchestre, et les musiciens issus des minorités. Il est évidemment trop facile de dire de la musique dite classique qu’elle est composée par des « hommes blancs morts » et interprétée par de « vieux hommes blancs », mais il y a tout de même quelque chose de vrai là-dedans. Par exemple, je ne suis pas sûr qu’avec mon nom et mon parcours, il y a 50 ans, j’aurais pu avoir une carrière comme celle que je mène actuellement. La musique et les musiciens doivent refléter les préoccupations et les thèmes de notre société, et il est donc tout à fait juste que nous travaillions plus dur pour défendre une égalité dans les représentations et dans les opportunités offertes à tous les musiciens d’hier et d’aujourd’hui. Il n’y a aucune déclaration politique là-dedans. La musique devrait simplement refléter l’humanité mieux que tout autre médium. Il est donc de notre responsabilité de poursuivre cette quête d’égalité – nous avons parcouru un long chemin, mais espérons que ce concert nous aidera à aller plus loin. Mon objectif serait qu’un concert comme celui-ci devienne inutile, et de voir que des compositrices programmées avec leurs contemporains masculins, aux côtés de compositeurs vivants et de compositeurs de couleur devienne banal et accepté.
Texte et propos recueillis par Charlotte Ginot-Slacik