Fenêtre sur Kurt

Modifié le :

Fenêtre sur Kurt

Entretien avec Lambert Wilson et Bruno Fontaine.

La vie de Kurt Weill (1900-1950) reflète les grands chocs de la première moitié du XXe siècle : sa carrière s’épanouit ainsi
à Berlin, puis à Paris et New York, au fil de ses exils. Lambert Wilson et Bruno Fontaine ont construit un programme captivant autour de ce personnage sensible aux évolutions musicales de son époque, toujours soucieux de créer un art populaire.
Une plongée dans un univers canaille plein de délicieuses zones d’ombre, entre ruelles de quartiers louches et lumières
tamisées de cabarets.

Depuis combien d’années travaillez-vous ensemble ?

Lambert Wilson : Depuis 1990 ! Nous nous sommes rencontrés lors d’un projet avec Julia Migenes, avec qui je chantais un duo de West Side Story pour une émission de télévision. Nous avons enchaîné presque immédiatement sur notre premier spectacle, « Lambert Wilson chante », qui mélangeait comédie musicale et chanson française.
Bruno Fontaine : Après cela, nous avons réalisé un spectacle et un disque autour des films du cinéma français, puis ne nous sommes plus quittés.

Vous avez tous les deux une longue histoire avec Kurt Weill : Lambert Wilson, vous avez enregistré une de ses songs dès
votre premier album, Musicals, en 1988 ; Bruno Fontaine, vous avez travaillé avec Ute Lemper et Julia Migenes, grandes interprètes, et dirigé L’Opéra de Quat’sous à la Comédie-Française…

B.F. : Effectivement, je vis un long compagnonnage avec cette musique que je crois bien connaître, et surtout que j’aime
profondément. Il était logique qu’un jour Lambert et moi, qui vouons une telle admiration à la musique de Weill, nous retrouvions autour d’elle.
L.W. : Mon histoire avec Weill remonte à l’enfance ! Nous en écoutions beaucoup à la maison, notamment dans l’interprétation de Pia Colombo, mon père ayant mis en scène l’opéra Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny. Je chantais donc des chansons de Weill à 7 ou 8 ans, l’âge où l’on écoute des chansons de dessins animés.

Comment avez-vous fait votre choix dans l’immense œuvre de Weill ?

L.W. : Nous avons tout, absolument tout écouté de lui !
B.F. : Nous avons passé au crible ses trois périodes : l’allemande, la française et l’américaine. Puis, nous nous sommes montrés impitoyables dans notre choix, ne gardant que ce que nous aimions par-dessus tout. À vrai dire, nous aurions pu monter trois programmes, tant son œuvre est riche !

Les pièces les plus célèbres de Weill font-elles partie de votre sélection ?

B.F. : Que ceux qui attendent les grands tubes se réjouissent : ils entendront bien Alabama Song et la Complainte de Mackie Messer (Moritat vom Mackie Messer dans la version originale, aussi connue sous le titre de Mack the Knife en anglais) ! Nous jouerons aussi de très belles pièces de sa période française, comme Je ne t’aime pas, et de sa période américaine, avec un grand medley de la comédie musicale Lady in the Dark.
L.W. : Il est surprenant de voir le nombre de chansons de Kurt Weill qui sont devenues des standards de jazz. Le public n’imagine pas qu’elles sont issues de comédies musicales, comme celles tirées de L’Opéra de Quat’sous qui date de 1928, ou September Song qui a été reprise par des crooners comme Sinatra.
B.F. : La Complainte de Mackie Messer est ainsi devenue l’acmé du swing pour les jazzmen, alors que sa version originale présente un caractère beaucoup plus rugueux.

Comment qualifieriez-vous les différentes périodes de Weill (Berlin, Paris, New York), et comment adaptez-vous votre interprétation à chacune d’entre elles ?

L.W. : La formation classique de Weill le relie à l’école de Vienne, et au compositeur Schoenberg. Après sa rencontre avec le dramaturge Bertolt Brecht, il se tourne vers une musique plus accessible, toujours très personnelle, mais avec une atmosphère de chanson de cabaret. Cela ne l’empêche pas d’ailleurs de revenir à un style très savant, comme avec Mahagonny. En raison de la montée du nazisme, il déménage à Paris. Là, on sent l’influence de la romance, d’un certain style français, mais il garde la scansion typique de son œuvre. Enfin, il arrive à New York, où il embrasse totalement la culture américaine, au point de prendre la citoyenneté, et s’adapte aux exigences de la machine à dollars de Broadway. Il côtoie les plus grands noms de la comédie musicale, comme Ira Gershwin, le frère de George, et réalise de grands succès. Dans le même temps, il continue à composer des œuvres classiques extrêmement complexes.
B.F. : Dans la manière dont nous avons conçu le répertoire de ce spectacle, certaines pièces orchestrales tirées de ces trois périodes viennent s’insérer comme des transitions : nous allons ainsi jouer les ouvertures de L’Opéra de Quat’sous, Mahagonny, Marie-Galante et Street Scene.

Êtes-vous sensibles à l’aspect éminemment politique de l’oeuvre de Weill ?

L.W. : Bien sûr. Au même titre que 1984 de George Orwell qui nous alertait sur la surveillance et la pensée unique, nous nous
rendons compte que ce que disaient Brecht et Weill était une sorte de prédiction terrible, visionnaire, alors que nous vivons les dernières décennies d’un capitalisme qui a détruit la planète.
B.F. : Toute sa vie, l’environnement politique a été déterminant pour l’orientation musicale de Weill.

Dans Kurt Weill ou la Conquête des masses, l’écrivain Pascal Huyhn parle de « musique qui sent fort », pour évoquer sa couleur un peu pestilentielle : que pensez-vous de cette expression ?

B.F. : Elle ne peut s’appliquer qu’à sa période allemande. Pour ma part, je parlerais plutôt de musique âpre, qui peut certes écorcher un peu les oreilles, mais qui procure un véritable ravissement !
L.W. : En réalité, c’est du monde que décrit Kurt Weill que vient cette pestilence : il nous plonge dans les bas-fonds, la corruption, l’hypocrisie humaine. Les mots qui me viendraient pour qualifier sa musique ? Grinçante, croustillante, très variée ; l’accompagnement des œuvres plus intimes peut se montrer riche et soyeux.

Lambert Wilson, vous êtes un fidèle compagnon de l’Orchestre national du Capitole, que vous côtoyez régulièrement depuis l’ère Plasson…

L.W. : Je suis récemment parti avec eux pour donner Lélio au festival Berlioz, puis en Roumanie. Un souvenir éclatant ! C’était formidable de partager une tournée avec cet orchestre fantastique, pour lequel j’éprouve un attachement sincère.
B.F. : Quant à moi, je me réjouis de cette collaboration avec l’Orchestre du Capitole, la toute première !

Propos recueillis par Alexandra Cravero

LE CONCERT

Lambert Wilson chante Kurt Weill

Grand concert symphonique

Vendredi 31 janvier et samedi 1er février