Le prodige venu du Nord
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Entretien avec Tarmo Peltokoski
La nouvelle sensation finlandaise ! Jukka-Pekka Saraste, Esa-Pekka Salonen, Susanna Mälkki et désormais Klaus Mäkelä (26 ans)… ou Tarmo Peltokoski (23 ans) : comment la Finlande, terre natale de ces immenses chefs, a-t-elle fait éclore tant de talents ? Un nom commun : le pédagogue Jorma Panula, qui, depuis plus de cinquante ans, invente littéralement une école de la direction au sein de l’Académie Sibelius à Helsinki. À l’occasion de ses débuts toulousains, Tarmo Peltokoski dévoile les arcanes de cette formation admirée du monde entier et témoigne de choix bien affirmés… qui remontent à son enfance !
Le public toulousain aura le plaisir de vous découvrir. Pourriez-vous, en quelques mots, nous présenter votre parcours, votre formation, et nous dire comment votre envie de devenir chef s’est concrétisée ?
J’ai commencé à jouer du piano à l’âge de 8 ans et, au cours des années suivantes, je suis tombé amoureux de la musique de Franz Liszt. En faisant des recherches sur lui, je suis vite tombé sur le nom emblématique de Richard Wagner, et un jour – j’avais 11 ans –, j’ai découvert sa musique… sur YouTube. Cela a instantanément changé ma vie et j’ai obligé mes parents à m’acheter toutes les partitions de Tristan, Parsifal, La Walkyrie, etc. J’ai essayé de les jouer au piano, mais je me suis dit que ça ne sonnait pas très bien, réalisant ainsi que pour vraiment défendre Wagner, il fallait que je devienne chef d’orchestre !
Vous marchez sur les traces d’une génération de chefs finlandais particulièrement admirés en France ! Selon vous, qu’est-ce qui explique ce succès exceptionnel ?
Jukka-Pekka Saraste, chef finlandais, ancien élève de la Sibelius Academy, venu diriger l’Orchestre à la Halle aux grains le 31 mai 2022.
Pour un enfant de 11 ans, le rêve de devenir chef d’orchestre est sans doute un peu absurde. Mais je suis par chance né en Finlande où le pédagogue légendaire Jorma Panula est connu depuis des décennies et donne des opportunités aux jeunes musiciens. J’ai commencé à assister à ses master classes à 14 ans, et à étudier plus sérieusement vers l’âge de 16 ans. J’ai ensuite intégré l’Académie Sibelius à 18 ans, en étudiant avec l’actuel professeur de l’école Sakari Oramo, lui-même ancien élève de Panula. Diriger un orchestre est tout sauf facile – il faut des années et des années pour apprendre. Les inventions de Jorma comprennent des méthodes de base telles qu’un véritable orchestre d’étudiants à diriger (encore aujourd’hui, dans de nombreuses écoles à la réputation prestigieuse, les étudiants dirigent deux pianistes) ou l’enregistrement vidéo des leçons (il est crucial de voir vos erreurs de vos propres yeux).
Il existe un « mythe » de l’école de Jorma Panula. Comment se fait-il que des musiciens aussi différents que ceux qui ont émergé en moins de vingt ans aient une telle école en commun ?
Oui, Jorma apparaît presque comme une entité mythique. Cependant, en réalité, c’est un esprit très pratique et avare de paroles. L’ « école » Panula n’est pas vraiment une école : si l’on regarde ses élèves, de Salonen à Mäkelä (et il y en a encore d’autres à venir !), force est de constater qu’ils sont tous totalement différents. Jorma veut que nous soyons nous-mêmes, et c’est sa contribution la plus importante. Sa plus grande qualité est la capacité de voir le potentiel – généralement chez de très jeunes musiciens. Il aura 92 ans cette année et enseigne toujours activement.
Plus globalement, que représente la direction d’orchestre dans votre pays natal, la Finlande ?
Outre les enseignements de Panula, une autre raison pour laquelle tant de chefs d’orchestre sont issus de Finlande vient d’une tradition nationale qui place l’amitié au premier plan : nous nous entendons tous très bien et nous partageons régulièrement nos pensées ; cela encourage et motive la jeune génération à faire de son mieux, tout en se tournant vers des collègues plus expérimentés. Une longue lignée de musiciens et de chefs d’orchestre finlandais existait déjà avant Jorma (et certains assez âgés pour ne pas avoir étudié avec lui, par exemple Leif Segerstam et Okko Kamu). Aussi son travail n’est-il pas né du néant. Les chefs d’orchestre finlandais se soutiennent mutuellement et je considère la plupart d’entre eux comme des mentors. Ceci est très précieux et contribue vraiment au « phénomène » tout autant que l’étude proprement dite. De toute façon, je n’ai jamais terminé mes études.
En octobre, vous dirigerez la Symphonie n° 5 de Chostakovitch. Quel lien avez-vous avec ce répertoire, comment percevez-vous l’œuvre, et quelle lecture aimeriez-vous en proposer ?
Je resterais volontiers en dehors de la politique, mais aujourd’hui, à notre époque, je dois dire une chose : actuellement, rien ne me semble aussi pertinent que la musique de Chostakovitch. Et en particulier cette pièce, la Symphonie n° 5. Composée quelques années avant la guerre, l’œuvre est une représentation époustouflante de l’oppression de la société, du peuple russe – et d’un esprit profondément troublé, presque brisé, mais prophétique. La fin est connue pour une erreur fameuse : pendant des années, les gens l’ont jouée deux fois plus vite que prévu, aboutissant à une victoire heureuse et triomphale. Rien ne me semble plus éloigné des intentions réelles de Chostakovitch : ce final doit sembler faux et forcé, contre-nature, arbitraire. C’est le ré majeur le plus misérable qu’on puisse imaginer ! Et en entendant cette agonie, quatre-vingt-cinq ans plus tard, nous devons nous demander et demander au monde entier : quelque chose a-t-il changé ?
Propos recueillis par Charlotte Ginot-Slacik