Mettre le pied dans la porte

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Mettre le pied dans la porte

Entretien croisé avec Mei-Ann Chen et Alexandra Cravero

Elles feront partie de la saison de l’orchestre : Mei-Ann Chen et Alexandra Cravero partagent leur vision de l’égalité dans le domaine de la direction d’orchestre. L’une est américano-taïwanaise et dirige en Europe, à Graz, comme aux États-Unis, au Chicago Sinfonietta dont elle est la directrice musicale : Mei-Ann Chen sera à la Halle aux grains le 5 novembre pour y diriger Mozart. L’autre est française, passionnée par la voix, et défenseuse d’un opéra « pour tous ». Alexandra Cravero dirigera le poétique et politique Les Enfants du Levant le 4 décembre à Toulouse.

Quand vous avez commencé votre carrière de cheffe d’orchestre, la question du genre était-elle un obstacle ou, au contraire, considérez-vous que cela n’a jamais été un sujet ?

Mei-Ann Chen : En tant que jeune cheffe d’orchestre en quête d’une carrière professionnelle, les obstacles rencontrés étaient tels qu’il était, à vrai dire, impossible de savoir si c’était parce que j’étais une femme. Le nombre de lettres de refus que j’ai essuyées était plus important que le nombre de notes que j’ai pu diriger, après dix-huit ans à me former pour devenir cheffe d’orchestre et des diplômes de maîtrise et de doctorat ! J’ai réalisé plus tard que je n’étais pas seule – quand on n’a pas assez d’expérience, il est extrêmement difficile de se faire remarquer. Cependant, si les orchestres ne sont pas disposés à s’ouvrir aux jeunes, comment acquérir de l’expérience pour « mettre le pied dans la porte » et poursuivre son art ?

Alexandra Cravero : J’ai découvert la direction à l’âge de quinze ans grâce au directeur du CRR de Saint-Maur-des-Fossés, Jean Pierre Ballon. Je me souviens encore de cette sensation du son qui vient vers moi en réponse à mes gestes hésitants… À cette époque, je n’avais pas du tout connaissance de femmes cheffes et ne pensais pas que ce métier pouvait me concerner étant donné mon genre. Ce n’est que dix ans plus tard que j’ai rencontré une première cheffe d’orchestre, Claire Levacher, lors de sa master class au CNSMD de Lyon. C’est là que j’ai appris et compris qu’il était possible pour une femme de faire ce métier. D’où l’importance des modèles, des références, dès le plus jeune âge.

Aujourd’hui, il semble que les choses changent rapidement, en particulier en France, où les femmes ont longtemps été beaucoup moins programmées à la tête des orchestres. Percevez-vous une dynamique similaire dans vos pays d’origine ? Si oui, à quoi l’attribuez-vous ? Si non, quels seraient les leviers pour modifier les regards ?

M.-A.C. : L’une de mes inspirations les plus chères, la Maestra Marin Alsop, contribue à ce sujet depuis vingt ans en lançant la carrière professionnelle des femmes cheffes d’orchestre grâce à sa bourse « Taki Alsop ». Le fait que les dernières bourses ont été attribuées à davantage de femmes montre le nombre croissant de musiciennes envisageant la direction d’orchestre comme une carrière possible. Depuis 2017, ce mouvement gagne le monde entier. Il est encourageant de voir l’augmentation constante du nombre de cheffes d’orchestre engagées par des orchestres internationaux et il me semble que cette tendance découle d’un mouvement social mondial profond.

A.C. : Moi-même française, je partage cette idée que les chosent changent même si c’est encore bien trop lent. Force est de constater que nous en sommes venus à créer des concours et master classes spécialement pour les femmes. J’ai moi-même été retenue pour l’Institute for Women Conductors à l’Opéra de Dallas mais j’ai longtemps hésité à y participer car je trouvais l’idée d’un rassemblement de cheffes quelque peu « extrémiste », comme l’idée de quotas qui se met en place. Mais après réflexion et voyant l’évolution si lente dans notre métier, il me semble nécessaire de passer par ce système d’exclusivité et de quotas pour faire évoluer notre métier. Les chiffres parlent encore d’eux-mêmes : 4 % de femmes cheffes en France, il y a de quoi parler de quotas !

Quel vœu pourriez-vous formuler pour les prochaines générations de cheffes ?

M.-A.C. : Autant je suis ravie de l’augmentation du nombre de cheffes d’orchestre invitées ces dernières années, autant le pourcentage de cheffes effectivement à la tête des orchestres reste encore assez faible. Je souhaite sincèrement que davantage d’orchestres aient le courage de reconnaître les cheffes d’orchestre comme de véritables leaders dans le domaine symphonique, car ces postes ont une influence réelle sur l’ensemble du secteur – le pouvoir de faire des choix de programmation importants : sélections de répertoire et artistes invités (y compris les chefs invités), accompagner le développement des ensembles sur des temps longs. Ce serait vraiment crucial d’obtenir un jour un pourcentage égal entre hommes et femmes !

A.C. : Que ces questions ne soient plus d’actualité car nous aurons enfin atteint une certaine parité !


Propos recueillis par Charlotte Ginot-Slacik pour le Vivace n°14

Découvrez le Vivace n°14 en intégralité

Les enfants du Levant sur scène

Les enfants du Levant

Direction : Alexandra Cravero

Concert en famille

En France, au XIXe siècle, des enfants furent envoyés au bagne, dans l’Île du Levant, au large de Toulon. De leur sort, Isabelle Aboulker a tiré un opéra d’une douceur et d’une poésie intenses. Les Enfants du Levant raconte – comme Victor Hugo en son temps – la vie malgré tout de ces enfants auxquels la compositrice française restitue une identité musicale.

Rendez vous le dimanche 4 décembre à 10h45 !